La Québécie et Internet
La Québécie
est un roman qui suggère plus qu’il n’impose, qui invite de par sa
forme même à prendre part au projet qu’il représente. Vu ainsi, le
roman est une idée-graine, concept développé à la fin du récit. Les
idées-graines sont semblables à des virus en ce sens qu’elles sont
presque invisibles, qu’elles se déplacent et s’incrustent
subtilement, mais sont dotées d’un pouvoir immense. À l’inverse du
virus destructeur (dans un organisme ou un ordinateur), l’idée-graine
stimule l’enrichissement et la création d’idées, pour le bienfait de
ceux qui en sont atteints. Comme la graine d’une plante, une fois
décortiquée par l’esprit de celui qui la décèle, l’idée-graine
peut se développer et éventuellement, à travers un processus plus ou
moins long, produire d’autres graines. La Québécie est une
idée-graine en ce sens que ce qu’elle contient stimule certains
individus à imaginer des aspects de la vie en Québécie, aspects qui ont
été à peine ou pas du tout abordés dans le roman.
J’avais ce projet d’imaginer quelque
pan de la vie en Québécie et de le présenter sur Internet, d’une
manière originale, si possible, de façon à capter l’attention du
lecteur, tout en me disant qu’ainsi d’autres pourraient réagir à ce
développement en l’enrichissant d’idées nouvelles, en le contestant
en tout ou en partie, cela de manière à me rapprocher, toujours
graduellement mais sûrement, de l’esprit de la Québécie, esprit
insaisissable, mais pouvant être senti, éprouvé en soi comme une
musique.
Ce projet m’enthousiasmait, mais en
même temps me rendait anxieux, très anxieux de par les deux parties qu’il
impliquait : d’abord, quel aspect de la vie en Québécie me
permettrais-je de développer, me plaçant alors, bien présomptueusement
peut-être, dans la peau d’un Québécien pour mener à bien le projet?
Traiterais-je, par exemple, de la littérature ou de la sculpture, ou
encore des habitudes alimentaires Québéciennes?
Mon second souci n’était pas moins
grand et relevait d’un scrupule quant à la forme de présentation que
je choisirais pour mon développement. Dans les deux cas, il me semblait
impératif de respecter l’esprit québécien, quant au fond (le
développement) et quant à la forme (la présentation). Et comme le
contenu et le contenant se conditionnent l’un l’autre, je ne pouvais
imaginer l’un sans l’autre.
Je remarquais aussi que La Québécie,
outre les indices qu’elle recelait - les idées qu’elle contenait qui
étaient susceptibles de nous inspirer pour des développements
ultérieurs sur certains aspects de la société -, très peu concernaient
les ordinateurs et aucun le réseau Internet ou un réseau inforoutier de
même nature. En fait, le réseau Internet n’est ni mentionné, ni même
évoqué de manière indirecte dans La Québécie. De même, l’ordinateur
y joue un rôle modeste. Si mon souvenir est bon, il n’est question de
lui qu’à trois reprises. D’abord, il sert d’outil de travail pour
Marie-Sylvie, l’héroïne du roman, qui l’utilise pour la rédaction
de son mémoire de maîtrise ; il est mentionné que la forme de son
mémoire et tout le processus de rédaction de celui-ci ont été
influencés par les possibilités nouvelles dévoilées par l’ordinateur,
comme celle de retravailler sans cesse le même document, sans rature,
sans qu’on puisse en déterminer les états antérieurs; toutefois,
cette référence à l’ordinateur ne concerne pas la Québécie en tant
que pays, mais l’univers de la post-Québécie, celui dans lequel
Marie-Sylvie évolue. De plus, une telle évolution de l’écrit
influencée par l’ordinateur se produit chez certains d’entre nous,
aujourd’hui. Ainsi, le rapport que l’héroïne entretient avec son
outil de travail, ou plutôt son atelier de rédaction, ne nous instruit
pas sur le rôle de cette machine dans le pays qui nous intéresse.
Notons aussi que lorsque l’ordinateur
de Marie-Sylvie est infecté par un virus, deux hypothèses sont
formulées sur la provenance de ce dernier : soit l’ordinateur
était déjà infecté avant qu’il n’entre en possession de
Marie-Sylvie, soit le virus a été installé, fortuitement ou
volontairement, à partir de disquettes ; l’hypothèse d’une
contamination d’ordinateur à ordinateur, qui serait possible dans un
réseau, n’est pas émise.
La seconde référence à l’ordinateur
est à mi-chemin entre la Québécie et la post-Québécie, car elle s’incarne
dans l’activité d’un personnage mystérieux ayant vécu dans la
Québécie et s’étant retiré du monde depuis l’invasion meurtrière,
et vivant dans un refuge d’une manière authentiquement québécienne.
Ce personnage, Trépanier, un ancien juge, fait un usage plutôt raffiné
de l’ordinateur : il a conçu un programme nommé Le romancier,
qui se présente sous la forme d’un dialogue avec la machine,
« qui tour à tour posait des questions et répondait aux nôtres,
il était possible d’élaborer des récits où le programme prolongeait
nos fragments d’histoires et fournissait aussi les accidents qui
venaient dévier ou interrompre leurs lignes de projection. » Ce
« jeu » littéraire respecte parfaitement l’esprit
québécien, qui rend hommage au hasard comme étant un élément
incontournable de l’existence, qu’il faut accepter avec courage pour
vivre une vie pleine, heureuse. Qu’un juge isolé ayant gardé son âme
québécienne consacre temps et énergie à la conception d’un tel
programme est révélateur d’un fait capital : loin de concevoir l’ordinateur
comme un simple (voire méprisable) outil de travail, l’esprit
québécien peut y voir une source d’expression et de jeu, un tremplin
pour des créations des plus imaginatives, qu’il est permis de croire
très variées. Cependant, encore ici, aucune référence, aucune allusion
à un quelconque réseau. L’ordinateur est isolé, dans un circuit
fermé, comme le juge qui l’utilise.
La troisième référence est,
heureusement pour nous qui cherchons des indices, véritablement
intra-Québécienne et concerne le système d’éducation québécien.
Dans ce système, les étudiants font leurs choix de cours en consultant
une grande banque de données informatiques, qui les instruit sur les
spécificités reliées à chaque cours et chaque professeur. Cet usage de
l’ordinateur pourrait laisser entendre que les Québéciens n’utilisent
les ordinateurs que pour des raisons utilitaires ; or, l’exemple du
juge Trépanier montre que la Québécie peut très bien intégrer, jusqu’à
un niveau très avancé (jeux vidéo), l’utilisation de l’ordinateur.
Toutefois, en ce qui concerne la communication interpersonnelle via
ordinateur, elle ne serait peut-être même pas une réalité en
Québécie. Et comme il s’agit du seul exemple
« historique » dont nous disposons, nous pouvons penser que la
Québécie faisait un usage somme toute modeste de l’ordinateur. Le juge
Trépanier a peut-être, après tout, fait l’acquisition de son premier
ordinateur après l’invasion.
Des raisons très simples expliquent
peut-être l’importance mineure accordée aux ordinateurs et aux
technologies qui leurs sont reliées dans La Québécie : le
livre a paru pour la première fois en 1990, avant que le réseau Internet
ne soit étendu d’une manière plus large et ne soit aussi populaire.
Les ordinateurs étaient aussi bien moins présents dans nos vies et, bien
avant que d’être des sources de divertissement, étaient beaucoup plus
exclusivement des outils de travail. L’auteur de La Québécie n’a
peut-être pas jugé nécessaire de nous dévoiler des usages différents
de ces technologies dans l’utopie, il n’y a peut-être même pas
pensé.
Il est toutefois plus probable que le
peu de cas fait des technologies nouvelles en Québécie soit le résultat
d’un choix, conscient ou non, car il n’était pas nécessaire d’attendre
l’avènement d’Internet et l’explosion des capacités de nos
micro-ordinateurs pour imaginer une explosion technologique analogue. De
nombreux écrivains de science-fiction avaient déjà imaginé une myriade
de possibilités. Soit les Québéciens font un usage très restreint des
ordinateurs et des réseaux dont ils disposent, et dans ce cas il est
normal que l’auteur n’ait qu’à peine effleuré le sujet, lui
donnant la part qui lui revenait, soit les Québéciens ont intégré l’usage
de ces technologies dans leur vie, mais les spécificités du récit,
simplement, ont éludé tout naturellement la mention de cette
intégration.
Je ne spéculerai pas sur le fait que
les Québéciens aient disposé réellement ou non de la tentaculaire
invention qu’est Internet (ou d’autres technologies avancées) ;
cependant, je me surprends à imaginer ce que pourrait être leur
utilisation du réseau des réseaux, étant donné certaines de leurs
caractéristiques et le mode de fonctionnement de leur société ;
que serait Internet pour la Québécie et, inversement, que serait la
Québécie pour Internet?
Ainsi mon projet de départ redémarre,
mais sous une forme un peu plus littéraire, et je sens que c’est comme
si ma volonté de développer un pan de la vie québécienne et celle de
le présenter sur Internet avaient manigancé pour se fondre en un seul
projet ; c’est à se demander si ce retournement de situation, si
« ludiquement » spirituel, n’est pas lui-même québécien…
***
Scène québécienne 17
- Québéciens make an irrational use
of the Internet. I always get lost when I’m trying to find precise
info. Why don’t they make their sites so that they can easily be
found and categorized on Google?
- So you are one of those people who
think of Google as of the ultimate "finding" program? I don’t
find it very accurate. By the way, I’d thought that you wanted to
improve your French?
- S’il te plaît, dis-moi simplement
où trouver des liens québéciens correctement catégorisés! Gimme a
tip!
- Quand tu cherches de l’information
sur des sites Internet québéciens, essaie de trouver ce que tu veux
d’une manière plus intuitive qu’à ton habitude. Essaie de sentir
où tu vas. Si nous te donnions d’un coup tous les liens que tu
cherches, surfer sur Internet deviendrait vite ennuyant.
- Well, je ne suis peut-être pas
aussi intuitif que la plupart des Québéciens, mais, tout de même,
tous les Québéciens ne sont pas pareils, et certains d’entre eux
doivent éprouver des difficultés semblables aux miennes.
- En effet, dans ce cas ils peuvent
écrire à l’auteur du site pour lui poser des questions. Certains
Québéciens conçoivent, parallèlement à leur site principal, une
version simplifiée et non intuitive pour les personnes comme toi.
- Peut-être, mais je n’en ai pas vu
beaucoup. Même le lien vers ces versions simplifiées doit être
trouvé de manière intuitive. Ça prend trop de temps!
- Ah! Voilà le problème, Paul! Si tu
es trop pressé ou impatient, tu devrais éviter les sites Internet
québéciens et attendre d’avoir un peu plus de temps pour l’aventure.
- Pour l’aventure?
- Oui, nous, les Québéciens, nous
apprécions l’aventure ; nos sites Internet reflètent nos
valeurs, et beaucoup d’efforts sont déployés pour assurer une
visite de qualité, souvent avec des éléments graphiques et sonores
recherchés. L’expérience doit être intuitive. La manière,
le chemin emprunté pour obtenir de l’information doivent être
surprenants, et la découverte gratifiante. Comme dans un jeu. Les
Québéciens aiment jouer, tu sais bien!
- I’ll never understand your way of
thinking, Xav, as I’ll never make out why you put random links on
your websites…
- Random links are part of the
adventure. If you’ve always got a clear idea of where you are going,
where is the adventure?
La réponse ne viendra pas. Paul,
dépité, se contente d’un salut de la main et disparaît. Il est
irrité par les réponses de Xavier. Malgré cela, cet étudiant Torontois
reprendra bientôt contact avec son ami québécien, pour lui pointer,
comme à son habitude, ce qu’il n’aime pas de la Québécie, comme
pour résister à la séduction subtile qu’elle exerce sur lui.
Xavier ferme son micro et interrompt la
connexion vidéo sur son écran d’ordinateur. Il sourit : « J’en
ferai peut-être un Québécien ». « Marcel, auriez-vous l’amabilité
d’ouvrir mon mémoire?». L’ordinateur s’exécute, et bientôt un
texte apparaît à l’écran. C’est un poème. Xavier fait son mémoire
de maîtrise sur l’évolution de la poésie française du XVème
au XIXème siècle. Son document constitue un fichier assez
impressionnant : une seule page en mouvement constant. Le texte qui
est affiché bouge et subit des mutations avec le temps, cela d’une
manière finement calculée pour convenir aux besoins d’une lecture
agréable. Une bonne partie de son mémoire consiste en un poème
évolutif, d’abord dans une forme poétique couramment employée au XVème
siècle, puis se métamorphosant lentement en un poème du XVIème,
puis du XVIIème, puis du XVIIIème, jusqu’au XIXème
siècle. Il est possible de faire le chemin inverse, et de voir la forme
poétique reculer dans le temps. Son entreprise ambitieuse a été saluée
par nombre de professeurs de littérature, avec qui il échange des idées
fréquemment. Quelques étudiants l’imiteraient aussi, espérant avoir
un succès semblable au sien.
Un vers le mécontente depuis quelque
temps. Après quelques minutes de relecture, Xavier sélectionne un mot
avec un clic de souris, le supprime et le remplace par un autre. Presque
parfait! Ce petit changement, auquel il songeait de temps en temps,
surtout lors de ses promenades en forêt, embellit son œuvre plus que des
heures de travail passées devant son écran ne l’auraient permis. Alors
qu’il savoure un sentiment de satisfaction, une petite fusée rouge
traverse son écran : c’est une amie qui lui a écrit un
message : « Salut Xavier! Viens me rejoindre au Krieghoff. J’y
serai tout l’après-midi au moins. Carole ». « Marcel, ferme
tout, nous reprendrons le travail demain ». Et il part sans se
retourner prendre un autobus.
Mathieu Gauvin
Québec, mai 2005
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