Élevée en Québécie
Après deux séminaires de recherche sur l’utopie
dans lesquels La Québécie de Francine Lachance avait été une
référence, toujours davantage présente, toujours davantage évoquée, voire
invoquée, par plusieurs participants, je me demandais quel était le statut de
ce pays improbable. Certains des participants m’avaient intrigué en se
déclarant eux-mêmes québéciens et en prétendant de plus qu’ils devenaient
capables de deviner la présence de Québéciens dans leur entourage
québécois. Les utopies ne se caractérisent-elles pas comme des
fictions ? N’est-ce pas comme telles qu’elles doivent agir dans l’imagination
de leurs lecteurs ? J’avais même pour ma part distingué rigoureusement
entre les projets politiques, plus étroitement reliés à la réalité
présente, d’une part, et les utopies, qui introduisent entre notre réalité
et leur monde le saut de la fiction à travers lequel elles exercent leur
attraction pour ainsi dire éternelle.
Je me suis toujours méfié de la pensée
magique qui nous pousse si facilement à croire que les mots et les images sont
des puissances qui peuvent agir directement sur la réalité, par une sorte de
condensation de leur sens qui deviendrait ainsi réel sans autre cause que cette
intensification même. Pour moi les idées sont certes des puissances plus
importantes qu’on ne le reconnaît généralement, mais elles agissent par des
enchaînements de causes autrement complexes. Se pouvait-il donc que des
étudiants engagés dans des recherches sur l’utopie dans lesquelles il s’agissait
justement de découvrir, entre autres, la manière dont des fictions pouvaient
intervenir dans la formation des idées politiques et influencer la conception
de projets politiques, en viennent à être séduits par l’une de ces fictions
au point de s’imaginer la voir se réaliser magiquement ?
C’est dans ce genre de réflexions que je me
trouvais plongé une journée d’avril assez sombre, où la pluie chassait les
dernières neiges et où l’hiver en guise d’adieu me léguait encore une
forte fièvre. Vers la fin de l’après-midi, las de laisser tourner les idées
follement en moi, je me décidai à sortir et à aller dans un café de la basse
ville. Quand j’entrai, il était déjà plein, et j’hésitais encore avant
de ressortir comme j’aurais dû le faire normalement, puisque aucune table n’était
libre. A l’une d’entre elles, une dame lisait, et la chaise en face d’elle
restait libre. Je considérai un moment cette lectrice, si souverainement calme,
légèrement enjouée, parmi tout ce monde angoissé, inquiet, jouant mal l’indifférence
et incapable d’autre chose pourtant, qui compose la presque totalité de notre
population. Sans prendre de décision, dans le flou des idées que m’inspirait
la fièvre, je me laissai attirer par ce calme, par la chaise vide, et j’allai
lui demander si elle était encore libre. Au lieu de s’étonner de mon
impolitesse, elle me jeta un regard bienveillant, mais un peu distant, et me
confirma que je pouvais m’installer, se replongeant aussitôt dans son livre.
Il me plaisait de la voir si sereinement occupée à sa lecture, et je me serais
contenté de boire mon café là en observant les gens et en m’amusant du
contraste entre elle et les autres, sans la déranger, si je n’avais
subitement remarqué que le livre qu’elle lisait était précisément La
Québécie, quoique dans une édition que je ne connaissais pas. Je me
frottai les yeux, alourdis par la fièvre, et examinai encore une fois le livre.
J’eus l’indiscrétion de m’avancer un peu pour lire quelque chose de la
page où elle se trouvait. Nul doute, je pouvais repérer le titre
italique : « Scène québécienne 1 » Et le texte
poursuivait bien comme dans mon édition « C’est le mois de juin. Il
fait une chaleur agréable. Beaucoup de monde se promène sur la colline, dans
les environs de la citadelle… » Comme je souriais de surprise, elle me
regarda d’un air légèrement interrogatif. « Oh ! Veuillez m’excuser !
lui dis-je. J’étais étonné de vous voir lire La Québécie, alors
que j’y songeais justement, et plus étonné encore d’en découvrir
apparemment dans vos mains une édition inconnue de moi. » Elle sourit à
son tour et me répondit que la différence ne venait que de la couverture qu’elle
s’était amusée à refaire à sa manière après l’avoir abîmée. Je lui
demandai si elle avait donc déjà lu le roman en entier.
— Plusieurs fois, m’assura-t-elle, et je m’amuse
à le relire de temps à autre, comme on regarde un vieil album de photos. Mais
vous semblez aussi le connaître.
— Oui, assez bien, je crois. Mais je ne vois
pas le rapprochement que vous faites. Il est vrai qu’il y a des scènes
imagées, des tableaux si l’on veut, mais comment y voir des souvenirs ?
— C’est vrai. Probablement une lecture en
rappelle-t-elle d’autres…
Elle sourit d’un air indécis et se prépara
à revenir à sa lecture, en hésitant un peu. Dans mon état fiévreux ce
sourire me la fit voir elle-même comme prenant une forme moins déterminée,
comme devenant une sorte de figure indécise entre le rêve et la réalité. Et
je lui demandai si elle ne serait pas par hasard, elle aussi, une Québécienne
hantant par miracle la ville de Québec. Elle me regarda encore, plus
intensément, mais toujours indécise, sans rien dire, puis elle se détermina
soudain.
— Vous ne croyez pourtant pas à la
présence des Martiens parmi nous ?
— A vrai dire, ni des Martiens, ni des
Québéciens… Quoique, pour ces derniers, j’aie aujourd’hui des doutes.
Mais je suis un peu fiévreux.
— Alors, profitons-en et imaginons que je
sois québécienne. Que me direz-vous ?
— D’abord que, contrairement à moi, pour
connaître ce merveilleux pays, vous pouvez vous passer de ce livre… sauf pour
y trouver un appui à vos souvenirs. A ce propos, comment appréciez-vous cette
présentation de la Québécie ?
— Puisque vous la connaissez, je suppose que
vous ne me demandez pas si elle en est la fidèle représentation, car vous
savez que l’objectivité n’était pas un dieu des Québéciens. En revanche,
l’esprit s’y retrouve entier, et j’aime à m’en imprégner.
— Et quels sont les souvenirs que la
présence de cet esprit éveille en vous ? Vous lisiez justement (excusez
mon indiscrétion) la première scène québécienne, avec la scène d’adoption
des enfants…
— Je n’ai naturellement plus d’autres
souvenirs que ce qu’on m’a raconté de la cérémonie où, toute petite, j’ai
été offerte au soleil et remise à mes tuteurs.
— Je le crois bien ! Mais ce n’est
pas grave. De cela j’ai la description qu’en fait La Québécie. Par
contre, je serais très curieux de connaître la manière dont se passe l’éducation
ensuite, durant les premières années, d’autant que même le cadre familial
où elle a lieu reste à peine esquissé. Je sais que la famille n’était plus
en Québécie ce qu’elle est chez nous. Mais à quel point elle en différait,
je ne peux que le deviner. La dernière scène québécienne suggère l’existence
de groupes « familiaux » dont la forme reste très imprécise.
Avez-vous été élevée dans une telle famille québécienne ?
— Oui, mais mon exemple n’en est qu’un
parmi d’autres. Les familles étaient très diverses en Québécie, et parfois
très éloignées de ce que nous comprenons par ce terme ici. Il se trouve que,
pour ma part, j’ai justement été élevée dans un « groupe
familial » comme vous dites. Mais hélas, jusqu’à ma huitième année
seulement, parce que l’invasion a cassé tout cela bien trop tôt pour me
laisser le temps de parcourir toutes les étapes d’une éducation
québécienne.
— Je crois rêver ! Vous êtes donc une
fille du soleil ! Dites-moi comment se composait ce « groupe
familial ».
— D’abord, pour vous décevoir, si vous
êtes à la recherche du pittoresque, mes tuteurs se sont trouvés être mes
parents naturels, qui étaient tous deux de bons citoyens de la Québécie. Mais
pour le reste, vous ne vous y retrouverez sans doute plus. Je vais commencer par
vous décrire les lieux, vu que, contrairement à d’autres, j’ai eu une
enfance plutôt sédentaire. Nous étions dans un village de la rive Sud, dont
je vous tairai le nom, parce que je ne voudrais pas que vous alliez chercher à
vous faire une image plus précise de ce que je vous décris en un lieu qui a
été si détérioré aujourd’hui. Notre groupe d’habitations, détruit à l’invasion,
était constitué d’un ensemble architectural en forme de U. Aux deux
extrémités se trouvaient de grandes salles, dont l’une servait
généralement de salle de jeu et d’école, et l’autre de salle de réunion
et de réception. Le reste était composé des habitations du groupe. Il y
vivait une centaine d’adultes et une vingtaine d’enfants et d’adolescents.
L’ensemble était construit de manière à permettre des configurations très
souples d’appartements, et les divisions comme les regroupements changeaient
assez fréquemment selon les désirs variables des habitants. Certains aimaient
vivre dans les mêmes pièces pour de longues périodes, tandis que d’autres
se déplaçaient très souvent et n’avaient presque pas de lieu qui puisse
leur être assigné avec certitude. De même, la communauté se renouvelait au
gré des départs et des arrivées, qui se compensaient approximativement. Comme
je vous l’ai dit, je suis restée sédentaire quant à moi, avec plusieurs
autres enfants de notre communauté ; et mes parents ou tuteurs sont
restés longtemps tous deux dans la communauté, jusqu’à ce que ma mère s’en
aille habiter seule dans une maison voisine, où j’allais la voir quelquefois.
De toute manière, bien que j’aie eu de très bonnes relations avec tous les
deux, ils n’ont pas joué le rôle majeur dans mon éducation. Ils ont certes
joué leur rôle légal de veiller à mon éducation, mais en y participant
modérément dans la pratique. Il y avait dans la communauté un groupe d’adultes
composé d’une dizaine de personnes qui se consacrait plus particulièrement
à notre éducation commune. Les enfants logeaient habituellement ensemble,
quoique, à partir de leur troisième ou quatrième année, il n’était pas
rare qu’ils aillent passer quelques jours chez des adultes de la communauté
avec lesquels ils se liaient. La grande salle de jeu, les appartements voisins
où nous dormions et la grande cour centrale constituaient l’univers le plus
familier des petits. Les plus grands sortaient davantage. Mais ne croyez pas que
nous ne connaissions que nos tuteurs respectifs et les adultes qui se
chargeaient plus spécialement de nous. Nous étions curieux et je connaissais
tous les membres de la communauté. A divers âges, je me suis beaucoup liée à
plusieurs d’entre eux. C’étaient des relations tout à fait libres, non
contraintes, ni pour nous ni pour eux, et qui avaient pour cette raison un
charme très particulier. Ce qui ne signifie pas d’ailleurs que nous n’étions
pas attachés à nos instituteurs, comme nous appelions ceux qui s’occupaient
plus régulièrement de nous.
— Si je ne vous voyais pas l’air si
serein, je serais tenté de vous poser la question qui vient à l’esprit de
tout le monde aujourd’hui face à une situation de ce type : les enfants
élevés dans de telles conditions, sans rapports stables à leurs parents ou à
leurs substituts, ne sont-ils pas perturbés dans leur développement
affectif ? Mais ce serait pour la forme, pour voir ce que vous répondriez,
car je n’y crois pas de toute manière.
— Il y avait en Québécie des groupes
familiaux plus petits, plus stables, et nous n’avons jamais constaté de
différence sensible dans l’évolution affective des enfants. Je veux dire en
ce qui concerne la qualité de cette évolution, car il est bien vrai que les
orientations de l’affectivité pouvaient être marquées par ces différentes
situations. Elles l’étaient d’ailleurs de manières souvent bien
imprévisibles.
— Et que vous enseignait-on ?
— Il faut savoir déjà qu’il y avait des
examens légaux auxquels les enfants devaient se présenter avant un âge limite
fixé. On distinguait parmi ces examens deux types : les examens de
capacités et les examens de savoirs. L’accent était mis sur les premiers, et
les seconds étaient limités à un minimum. Avant huit ans, par exemple, il
fallait prouver ses aptitudes à la lecture, au calcul et à certains exercices
physiques, ainsi qu’une certaine connaissance du Rituel et du Recueil, dont la
récitation par cœur était exigée pour pouvoir être admis comme citoyen
québécien. Ces examens d’État étaient obligatoires, mais pour le reste, l’éducation
se faisait de manière très diverse, sous la responsabilité des tuteurs. Et il
y avait de nombreuses écoles de tendances différentes dans lesquelles on
envoyait les enfants à partir de six ou sept ans. A ce sujet, il faut noter un
point par lequel la Québécie différait grandement de nos sociétés
actuelles. La citoyenneté était acquise à l’issue d’examens divers,
portant surtout sur des capacités, et non automatiquement à un âge donné. On
pouvait ainsi devenir adulte et citoyen à différents âges. J’ai connu des
cas exceptionnels où des enfants de douze ans étaient devenus adultes, tandis
que d’autres n’atteignaient la majorité puis la citoyenneté qu’à trente
ans ou jamais. Il y avait d’ailleurs plusieurs stades où l’on acquérait
différents degrés d’autonomie et de liberté après avoir passé certains
examens. Ainsi, il était courant qu’un enfant de douze ans puisse demander de
changer de tuteurs, et choisir librement les écoles dans lesquelles il voulait
étudier. Nous avions des noms pour ces degrés de majorité inférieurs à l’état
de citoyen.
— Voilà une institution qui me paraît
très intéressante. Mais comment avez-vous vécu votre enfance ?
— De la manière la plus heureuse…
— Et pourtant, vous ne semblez pas être
écrasée à présent par la nostalgie, comme il arrive parfois chez ceux qui,
après une enfance très heureuse, ont dû vivre dans un environnement moins
agréable.
— Votre remarque vaut un peu pour moi. Que
je sois nostalgique, vous le savez, puisque c’est le sentiment dans lequel
vous m’avez trouvée, revivant la Québécie à travers ce roman. Toutefois je
ne regrette certainement pas mon enfance, et je ne crois pas qu’elle me rende
à présent plus malheureuse par contraste. Il faut dire que si mon enfance a
été heureuse, cela ne signifie pas qu’elle se soit passée dans la mollesse,
comme c’est peut-être le cas des gens dont vous me parlez. Nous étions très
libres par rapport aux enfants d’aujourd’hui. Mais les exigences à notre
égard étaient aussi élevées. Je vous disais par exemple que nous avions à
passer des examens d’aptitudes physiques. Nous devions assez jeunes nous
exercer à des exploits qui n’étaient ni sans effort, ni parfois sans quelque
danger, même s’il était limité. Et nous avions également quelques
exercices psychologiques à maîtriser. Par exemple, l’un de nos examens
consistait à passer une semaine seul dans une cabane dans les bois, avec
quelques tâches à accomplir, dont certaines exigeaient une habileté pratique
et de l’invention très concrète, tandis que d’autres réclamaient plutôt
des capacités intellectuelles et méditatives.
— Cela me paraît à la fois très bien et
très étonnant. Tout le monde devait-il passer ces épreuves, ou bien était-ce
une spécialité de votre communauté ?
— Ces épreuves étaient obligatoires en
Québécie, mais les exercices par lesquels on y préparait étaient plus ou
moins orientés vers certains aspects ou d’autres selon les options
pédagogiques, religieuses ou philosophiques des « familles ». Je me
souviens que, chez nous, pour compenser le fait que, dans notre communauté,
nous avions une vie sociale intense, très constante, on insistait
particulièrement sur l’aptitude à la solitude et à une certaine autonomie
physique et psychique. Nous faisions des camps en divers endroits, où l’on
nous attribuait des activités à accomplir seuls, souvent d’ailleurs sous la
forme de jeux. Il fallait par exemple nous répartir dans la forêt pour nous
mettre à l’affût pour des temps parfois assez longs afin d’observer des
animaux et de comparer ensuite nos observations.
— Je vois bien comment votre enfance a pu
être heureuse sans se passer dans la mollesse, et peut-être d’autant plus
heureuse qu’elle comportait des défis et vous aguerrissait sans vous briser.
— Tout à fait. Et justement aujourd’hui,
cette aptitude à la solitude qu’on a pris soin de former en moi m’est d’un
très grand secours. Vous devinez que les Québéciens se retrouvent
extrêmement isolés aujourd’hui, et qu’ils ne survivraient pas s’ils ne
supportaient pas la solitude, celle de l’esprit particulièrement, dans ce
milieu hostile à la plupart des valeurs québéciennes…
A ce moment, la serveuse vint annoncer à mon
interlocutrice qu’on l’appelait au téléphone. Comme la tête me
bourdonnait, j’en profitai pour aller la rafraîchir sous l’eau. Mais à mon
retour, toute trace de mon interlocutrice avait disparu, il ne restait plus que
ma tasse sur la table. C’est en vain que j’attendis et que j’observai les
gens qui sortaient du café. Elle ne reparut plus. De toute manière, il était
temps que je rentre soigner ma fièvre.
Gilbert Boss
Québec, avril 2001
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