Nouvelles de la Québécie

Sommaire

 

 

La justice québécienne

 

Je me promenais dans une ville de Belgique. Le printemps démarrait timidement, mais il était particulièrement pluvieux. Je profitais donc d’une des toutes premières journées de soleil pour sauter dans un train me promettant beaucoup de la balade. J’étais pourtant assez distraite. Je me promenais dans la vieille ville, mais les maisons et les rues retenaient peu mon attention, captée davantage par le souvenir d’une réflexion amicale que par les lieux qui s’offraient à moi.

J’avais les jours précédents accueilli un ami de passage et nous avions beaucoup discuté à propos d’un ouvrage qui nous tient tous les deux beaucoup à cœur : La Québécie. Il me faisait remarquer son étonnement face au fait que plusieurs de ses étudiants, à qui il avait fait lire l’ouvrage lors d’un séminaire sur l’utopie, s’étaient au cours de celui-ci déclarés Québéciens.

— La Québécie est une utopie, c’est un roman, imaginaire, par définition. Pourquoi donc éprouvent-ils le besoin de se déclarer québéciens et de prendre pour eux le projet de l’héroïne de faire revivre cette société ?

— Il est, je crois, dangereux de vouloir réaliser les utopies telles quelles. C’est ce qui risque de les rendre totalitaires. Je ne crois pas que les utopistes auraient voulu que la société qu’ils ont imaginée se réalise effectivement. Je défendrais plutôt l’idée que les utopies ont pour but de développer l’imagination sociale et politique des lecteurs.

— J’avais pourtant bien insisté lors de l’introduction sur la différence entre les utopies et les projets politiques, même si les premières ne sont évidemment pas simplement des fictions gratuites.

Après coup, malgré les arguments auxquels j’adhérais et que j’avais moi-même défendus pour distinguer l’utopie de la réalité, j’étais pourtant de plus en plus encline à prendre la position de ses étudiants. J’avais moi aussi envie de me déclarer québécienne. Et plus j’y réfléchissais, plus je trouvais cette attitude conforme à l’esprit québécien.

Une question qui m’avait intriguée dans l’ouvrage se rappela à moi : qu’est-ce que la Québécie avait fait des personnages imbus d’eux-mêmes, qui sont si fréquents dans nos sociétés ? Là-bas, puisque le mérite du Québécien se mesure en fonction de sa contribution à sa culture, et non pas en fonction d’une contribution à la culture telle qu’elle serait définie par une instance quelconque, ne risquait-on pas de rencontrer beaucoup de fats persuadés de valoir plus que les autres et s’attribuant bien plus de voix que ceux que je considère comme les véritables Québéciens, c’est-à-dire des joueurs toujours prêts à se remettre en question et à s’engager dans un nouveau jeu ? Ne fallait-il pas quand même une instance pour contrôler l’attribution des voix ? Evidemment une telle solution est totalement contraire à l’esprit québécien, mais comment éviter ces individus indésirables ? Mais en même temps, qu’est-ce qui me permet de décréter que je sais ce qu’est l’esprit québécien et qu’eux n’y participent pas ?

J’en étais là de mes réflexions lorsque je remarquai au coin d’une rue un bistrot nommé « La Québécie ». Je crus un instant qu’il s’agissait là d’un tour que me jouait mon imagination. Mais s’il s’agissait d’un mirage, il ne se dissipait pas, pas même lorsque je passais la porte de l’établissement. Etrangement, malgré quelques petites tables en périphérie, l’essentiel de l’espace était occupé par une grande table autour de laquelle étaient occupées à discuter quelques personnes. Me trouvais-je face à d’authentiques Québéciens ou face à de grands rêveurs ? Certains de ceux-ci auraient-ils quitté le Canada pour la Belgique après l’invasion ? J’étais en train de confondre la réalité et la fiction ! Je décidai de laisser de côté ces questions pour l’instant et je m’installai à la grande table, pas trop près des intervenants pour ne pas les déranger s’il s’agissait d’une discussion privée, mais suffisamment proche pour les entendre et pour participer à la discussion si ce n’était pas le cas et que l’envie m’en prenait.

— Tu dis que les lois n’étaient pas contraignantes en Québécie ? Mais ce n’est pas possible. Il faut quand même bien qu’on impose un minimum de choses. On ne peut pas par exemple permettre le vol ou le meurtre.

— Les lois québéciennes, reprises dans le Recueil, n’ont rien de lois au sens où nous l’entendons. Regarde : la principale loi dont l’ouvrage nous fasse part est la suivante : « Le mérite du Québécien est la mesure de sa contribution à sa culture ». Observe cette loi. La forme déjà diffère totalement de ce que nous considérons comme des lois. Ni interdiction, ni impératif ici. Ce n’est évidemment pas pour rien que la loi a cette forme et pas celle : « les Québéciens doivent contribuer à leur propre culture ». Sous cette forme, la loi serait réellement contraignante. Elle restreindrait la liberté en obligeant à un certain comportement. Par contre, la loi québécienne telle qu’elle est indiquée dans le Recueil ne soumet nullement. Dans sa société, le Québécien n’est nullement obligé de contribuer à sa propre culture. Il reste libre de décider lui-même ce qui est important. On l’avertit seulement que la société québécienne considère la contribution à sa propre culture – et non pas à la culture en général – comme quelque chose d’important. Libre à lui de décider s’il veut partager ou non cette valeur. Bien sûr, la société favorisera ceux qui partagent ses valeurs, mais elle ne contraindra personne d’une manière ou d’une autre. Le seul avantage de celui qui suivra cette loi est de se voir attribuer plus de voix lors des élections et de la plupart des décisions.

— Mais il n’est pas possible que n’existe que ce type de loi. Une société ne peut fonctionner avec uniquement des lois de cette sorte. Suffit-il que l’on expose clairement les principes ou les valeurs qui gouvernent la société pour que celle-ci fonctionne ? Non évidemment. Il faut qu’on y interdise le vol et le meurtre, à tout le moins.

— D’accord, envisageons ton hypothèse selon laquelle la Québécie a besoin d’interdictions. Cela signifie qu’il faut donc qu’elle trouve un système pour contraindre ceux qui ne les respectent pas et qu’il lui faut donc des prisons, un processus d’expulsion ou la peine de mort. Je vais te montrer que cette hypothèse est bien plus absurde que celle selon laquelle il n’y aurait pas de lois contraignantes. Les prisons ne peuvent exister en Québécie, ni aucun autre système pour se défaire des indésirables.

— Tu n’y arriveras pas. D’ailleurs, la preuve en est qu’on parle de juges québéciens dans le roman.

— Si les lois ne sont pas contraignantes, l’existence de juges peut avoir d’autres raisons que celle de statuer sur les délits. Ils pourraient par exemple intervenir dans le processus d’acquisition des voix. Celui qui jugerait qu’il a droit à davantage de voix en fonction d’une manière inhabituelle de contribuer à sa culture pourrait avoir besoin de recourir à un tribunal. Mais n’approfondissons pas cette question, qui nous détournerait de notre sujet.

Tu me demandes ce que la société québécienne fait des voleurs, des escrocs ou des meurtriers. L’hypothèse du voleur est d’ailleurs peut-être mal choisie, puisqu’il est vraisemblable qu’il y ait peu de voleurs dans une société où existe une rente pour chaque individu, où les individus peuvent ne faire que ce qui les intéresse et où la vie matérielle n’a quasiment aucune valeur parce que c’est la vie artistique et celle de l’esprit qui sont valorisées. Dans de telles conditions, il est probable que le vol et la fraude ne constituent nullement un fléau ni même un problème de cette société.

Reste à déterminer si la question des meurtres peut subir le même sort. Seraient-ils absents de cette société ? On ne peut, sans doute, éliminer totalement la possibilité qu’un meurtre y soit commis, mais il ne fait aucun doute qu’il est bien moins probable en Québécie que chez nous.

Envisageons les choses systématiquement. Les meurtres peuvent se diviser en différentes catégories selon leurs mobiles. On aura ainsi les crimes motivés par l’intérêt, par l’envie ou la jalousie, par la folie et par la colère. Les premiers, de loin les plus fréquents, peuvent être traités comme les vols ou les fraudes : une société ne valorisant pas l’intérêt les élimine d’office.

Les seconds ne peuvent se traiter en bloc et requièrent de déterminer leur origine. La jalousie et l’envie peuvent venir du fait que l’individu se sente lésé sur le plan a) matériel, b) du pouvoir, c) amoureux ou d) de la chance.

Première subdivision. La principale cause de l’envie et de la jalousie vient d’un sentiment d’injustice lié au fait que certains possèdent plus que d’autres, de sorte qu’une grande part des motifs de jalousie et d’envie sont également éliminés du seul fait que les biens matériels sont déconsidérés. Ceux-ci peuvent en effet être traités de la même manière que les vols et les fraudes.

Seconde subdivision : les crimes liés à l’injustice due au fait que d’autres auraient plus de voix et, partant, plus de pouvoir. Or, le pouvoir, en Québécie, s’attribue sur la base du mérite : les individus ayant œuvré à leur développement culturel reçoivent davantage de voix. Deux cas peuvent se présenter : ou bien, il y a contestation du nombre de voix qu’on reçoit par rapport à celui qu’a reçu autrui ou bien il n’y a pas contestation. S’il n’y a pas contestation, c’est que l’individu est persuadé que la répartition des voix est juste. Dans ce cas, il ne peut avoir de motif d’envie. Or, le cas d’impression d’injustice quant à l’attribution des voix est impossible en Québécie, puisque les voix ne sont pas attribuées sur la base d’une échelle externe à l’individu. En effet, le mérite du Québécien est déterminé en fonction de sa contribution non pas à la culture en général (ce qui impliquerait une définition générale de la culture imposée à tous et pourrait générer des mécontentements), mais à sa propre culture. Il n’y a donc aucune raison pour que l’envie se base sur des motifs de pouvoir.

Troisième prémisse, les crimes passionnels. Apparemment, ceux-ci ne peuvent pas être éliminés aussi facilement. On peut facilement montrer qu’ils n’ont aucun sens, puisqu’on tue soit les deux amants, mais en se privant ainsi de toute possibilité de voir revenir la personne aimée, soit la personne vers qui s’est tourné l’objet de notre amour, mais en se privant ainsi aussi de toute chance de voir celui ou celle qu’on aime se tourner à nouveau vers le meurtrier. Néanmoins, étant donné que les crimes passionnels, par définition, ne se fondent pas sur la raison mais sur les sentiments, le fait de les montrer inutiles ou inefficaces ne les élimine pas pour autant. Cependant, il faut reconnaître qu’une société qui, comme la nôtre, valorise la jalousie comme marque véritable de l’amour court bien davantage de risques de susciter des crimes passionnels qu’une société qui ne considérerait pas qu’on n’aime véritablement que lorsqu’on est jaloux. Or, la générosité et le goût de l’aventure sont deux des qualités essentielles des Québéciens et ces qualités sont incompatibles avec la jalousie. De plus, l’ouvrage laisse entendre qu’il y a en Québécie recherche d’un nouveau mode de relations amoureuses, il est donc très probable que ce soit notamment vers des relations où n’interviendraient plus la possessivité et la jalousie qu’ils se soient tournés.

Quatrième prémisse, l’envie liée au mécontentement dû au fait qu’autrui à plus de chance que soi. Là aussi la Québécie semble éviter ce type de problème en réintroduisant le sort comme un élément faisant partie intégrante de la vie. La chance ou la malchance ne peuvent être un motif d’envie que si elles sont considérées comme des injustices. Or, dans la mesure où partout en Québécie la chance est partie prenante de la vie et des mécanismes sociaux, il n’est pas possible de considérer son intervention comme injuste. La chance n’est injuste que si on considère qu’elle n’apparaît pas chez tout le monde. Si son action est, par contre, mise en évidence à chaque étape où effectivement elle peut intervenir, il n’est plus possible de considérer que la fortune vient favoriser certaines personnes au détriment d’autres. Autrement dit, la fortune n’est injuste que s’il est considéré comme normal qu’elle n’intervienne pas.

Troisième cas, les crimes commis par folie. On ne peut évidemment rien contre eux ni dans la Québécie, ni dans nos pays, quoiqu’il soit raisonnable d’imaginer qu’une société qui souhaite avant tout l’épanouissement de ses membres (ce qui me semble davantage le cas d’une société basée sur la culture que d’une société basée sur l’économie) ait probablement moins de fous. De toute façon, personne ne niera qu’il est plus juste et plus humain de soigner les fous que de les jeter en prison. Il est donc logique qu’en Québécie, il n’y ait point de prison.

Envisageons maintenant le dernier cas, les crimes commis par colère. Est-il impossible que, lors d’une discussion animée, un Québécien se mette en colère et frappe mortellement son adversaire ? Il n’est peut-être pas possible d’éliminer a priori totalement cette éventualité. Néanmoins, il faut remonter à l’origine de la colère. Ou la colère vient du fait que des intérêts ont été lésés ou elle émane d’un sentiment d’injustice ou, enfin d’un différend intellectuel.

Dans le premier cas, les arguments sont identiques aux crimes commis par intérêt. Dans le cas d’une colère provoquée par un sentiment d’injustice, ce sentiment peut avoir différentes causes : ou il vient de ce que l’on se sent lésé au niveau matériel ou de ce qu’on se sent privé de pouvoir ou encore de ce qu’on se sent dépossédé de l’objet aimé. Tous ces cas auront les mêmes arguments que ceux développés à propos des crimes commis par l’envie. Pour ne pas lasser et me répéter, je te laisse le soin de poursuivre toi-même la démonstration. Dans le troisième cas, il ne fait pas de doute qu’une société basée sur les débats d’idées et l’esprit critique ne produira pas de crimes provoqués par une discussion trop animée.

Il est donc logique qu’en Québécie, il n’y ait pas de prison, puisqu’il n’y aurait personne à y mettre.

Contrairement à mon attente. Son principal interlocuteur ne tenta pas de répliquer, mais tous deux éclatèrent de rire la démonstration à peine terminée. Ils changèrent alors de sujet et continuèrent à rire ensemble. Troublée par ce que je venais d’entendre ; je décidai d’aller faire quelques pas au soleil. Malheureusement, lorsque je voulus revenir, je ne parvins pas à retrouver l’endroit. Je passai le reste de l’après-midi à tourner dans la vieille ville sans succès. J’interrogeai même quelques passants, mais aucun ne semblait connaître « La Québécie ».

Je ne suis pas encore retournée dans cette ville, mais je me promets d’y retourner bientôt. J’espère bien retrouver ce sympathique bistrot et, qui sait, peut-être en apprendrai-je davantage sur cette société québécienne, dont j’ai moi aussi décidé de me réclamer.

 

Anne Staquet

Mons, avril 01