Nouvelles de la Québécie

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Grèves pour l'université québécienne ?

 

Québec, le 20 octobre 2001

 

Chère Madame,

Je m’adresse à vous en tant que responsable du site Internet « Nouvelles de la Québécie » pour vous proposer un texte, cette lettre même.

Je suis professeur à l’Université Laval, et c’est en revenant d’un bref séjour à l’étranger que je me suis engagé dans la suite d’idées qui m’a conduit à vous écrire ceci. En effet, il s’est trouvé que mon retour coïncidait avec la troisième journée de la grève de mes collègues, et c’est avec un grand étonnement que j’ai découvert l’agitation nouvelle qui s’était emparée de tout ce monde très tranquille et patient dont j’avais l’habitude. Partout il était question de la dignité de la fonction de professeur, de la mission supérieure de l’université comme lieu d’éducation, que notre haute administration bafouait en voulant adapter notre université au marché et aux exigences mercantiles d’un ministre aveugle aux valeurs fondatrices de l’université. Je ne prétendrai pas que je n’avais pas déjà entendu des réflexions éparses allant dans ce sens. Mais maintenant, c’étaient des centaines de professeurs rassemblés qui criaient leur volonté de se battre pour cette conception de l’université. J’en étais très heureux, mais en même temps stupéfait. J’avoue même avoir cherché s’il ne se cachait pas derrière cet élan un autre motif plus banal, comme le désir d’une substantielle augmentation de salaire. Mais il n’y avait aucun doute que les revendications principales n’étaient pas celles-là. Et, d’un autre côté, cette situation si étonnante m’apparaissait en même temps familière, comme si je l’avais déjà vue, mais sans pouvoir me souvenir où, puisque, dans ma carrière encore relativement courte, c’était bien la première fois que je voyais une grève dans une université.

C’est en retournant chez moi, toujours fort songeur, que je me suis rappelé d’où me venait cette impression de familiarité. J’avais durant l’été, en fouinant dans les livres de littérature québécoise dans une librairie de la ville, découvert un titre qui m’avait intrigué, La Québécie, justement. Et j’ai lu ce roman utopique comme une fiction seulement, une sorte de rêve, fort beau, mais bien éloigné de notre réalité. Je m’amusais notamment de l’idée cocasse d’avoir fait commencer la révolution québécienne à l’Université Laval, si frileuse et engoncée dans ses traditions. Or, mon étonnement face à la révolte subite de mes collègues m’avait, je m’en rends compte à présent, rappelé justement cet éclatement de la révolution québécienne, que le roman décrit aussi comme énigmatique et imprévisible.

A la réflexion, je me suis mis d’abord à rire de ma naïveté, puis à me demander, après tout, ce qui différenciait cette grève des événements décrits dans La Québécie. Inutile de dire que, le livre en mains, je n’ai pas tardé à trouver une masse de différences. Déjà, je ne vois pas dans notre Québec récent cette effervescence culturelle qui avait précédé la naissance de la Québécie et qui avait fourni un sol à sa révolution. Et c’est à ce moment de ma réflexion que, pour m’en assurer encore, je suis allé sur Internet faire quelques recherches pour m’assurer de n’avoir pas manqué une évolution peut-être discrète dans les idées, et que, cherchant pour me distraire sous « Québécie », je suis tombé sur votre site. Quelle surprise ! Voilà donc qu’il y a ici des gens qui ne réduisent pas cette utopie à une pure fiction, mais qui continuent à la développer, d’une manière plutôt enjouée que sérieuse, il est vrai !

Je ne sais pourquoi, à partir de ce moment, je me suis trouvé pris au jeu, et, moi aussi, je me suis mis à me demander ce que pourrait devenir notre université si cette étonnante grève débouchait sur une révolution québécienne (ce que, bien sûr, je ne crois pas vraiment, c’est tellement tout autre chose).

J’ai relu attentivement la troisième scène québécienne, où discutent les deux étudiants. Je me souviens qu’à la première lecture, j’avais souri de cette université anarchique, un rêve de collégien, en somme. Mais, maintenant, échauffé par l’expérience inattendue de cette grève, emporté par la critique devenue concrète de l’orientation actuelle de notre université, incité à tordre le bâton dans l’autre sens et à me demander vers quelle université idéale nous pourrions nous diriger, j’étais plus prêt à envisager de telles visions extrêmes.

Tout compte fait, l’idée d’une université radicalement ouverte et extrêmement libre me plairait bien. Et tant que je me borne à envisager la vie universitaire en elle-même, comme si elle pouvait se dérouler pour son propre compte, sans souci de la société environnante, ou du moins sans souci de se montrer utile pour cette société, je ne vois que des avantages à cette façon de la concevoir. J’imagine la vie que je pourrais y mener comme professeur, puis je reviens à mes années d’études et je les y transpose pour me faire étudiant en Québécie. Oui cela me plaît. C’est quand je considère la fonction de l’université dans la société que je me trouve plus embarrassé. Mais, avant d’en venir à ces problèmes, permettez-moi de passer encore un peu de bon temps dans une université québécienne, sans me soucier de rien d’autre.

Plus de programme officiel, au niveau de l’université, même s’il peut exister de petits programmes au niveau de certains instituts. Une telle université serait très peu centralisée. Tout ce qui concerne les cours et la recherche, bref, l’essentiel de l’activité universitaire, est entièrement sous la responsabilité des professeurs eux-mêmes, et ils s’organisent soit individuellement, soit par groupes selon qu’ils le désirent ou le trouvent plus pertinent. Je veux donner un cours traditionnel, hebdomadaire, sur un semestre ou plusieurs ? Aucune difficulté. Mais je préfère peut-être concentrer mon enseignement sur une courte période, en donnant le même cours tous les jours ? C’est possible aussi. Et justement, j’ai déjà souvent songé à ce genre de formule, mais sans insister, parce qu’elle ne s’intégrait pas dans l’organisation des cours de mon département. J’aurais aimé pouvoir me concentrer successivement sur deux ou trois sujets, plutôt que de devoir alterner sans cesse entre eux. Un tel rythme convient mieux à mes facultés de concentration, et j’ai remarqué que mes étudiants ont également de la peine à reprendre le fil de mon cours d’une semaine à l’autre. J’en ai déjà parlé à certains collègues, et je sais que plusieurs préfèrent le rythme hebdomadaire ou quelque régularité de ce genre. Je ne voudrais pas leur imposer mon goût, mais dans une université suffisamment libre pour autoriser les deux formules ou d’autres encore, je me sentirais tout à fait à l’aise. Il y a naturellement la difficulté de synchroniser les cours de manière à éviter les chevauchements. J’ai tenté longtemps de résoudre le problème, avant de réaliser que, s’il n’y a pas de programmes et que les étudiants sont parfaitement libres de suivre les cours à leur guise, la question ne se pose même pas. Aucune planification n’évitera les chevauchements de cours pour des étudiants qui composent eux-mêmes librement leur horaire parmi des centaines ou des milliers de cours. Quand je pense au temps que j’ai mis à m’en rendre compte et à me situer décidément dans cette nouvelle perspective, je m’étonne de voir à quel point je peux me trouver porté à refuser un nouveau système parce que j’y importe indûment des problèmes tirés de celui qui m’est familier. Et je constate qu’il m’arrive de rejeter aussitôt une idée d’organisation en soi intéressante, pour une difficulté pratique immédiate que je crois y voir et qui ne la concerne même pas.

Maintenant, je me sens donc entièrement libre d’organiser mon cours à ma guise, sans tenir compte de personne, ou bien en le coordonnant avec celui d’un ou deux collègues, si cela me chante. Et cela d’ailleurs me chanterait parfois, et j’aimerais beaucoup faire en collaboration des cours ou des ensembles de cours, ce qui est si difficile aujourd’hui que je le considère comme presque impossible. Mais surtout, j’aimerais organiser des suites de cours pour aborder dans l’ordre qui me convient un certain nombre de sujets, de telle manière que je puisse coordonner mes recherches avec mon enseignement, un principe que nous affirmons aujourd’hui, mais qui n’a pour ainsi dire aucune portée pratique dans la situation actuelle. Pour les fins du programme (ou pire, pour la satisfaction de ceux qui en ont la direction), je me trouve toujours obligé d’aborder des sujets qui m’ont peut-être intéressé, mais qui sont hors de mes préoccupations actuelles, ou qui pourront m’intéresser plus tard, et que je n’aborde qu’en vitesse, sans préparation suffisante, ou qui sont même hors de mes intérêts et de mes compétences. Quelle perte d’énergie inutile pour finir par donner des cours sans réelle motivation ! Les étudiants le remarquent-ils ? Il semble que non. Et pourtant, leur enthousiasme quand je parle par hasard vraiment de ce qui me préoccupe au bon moment me montre bien qu’ils le sentent et me laisse soupçonner qu’une part de leur inertie, dont nous nous plaignons entre collègues, vient probablement du fait qu’ils sentent que si souvent nous ne nous intéressons guère davantage qu’eux à ce que nous leur disons.

Mais justement, les étudiants ne vont-ils pas se plaindre de l’incohérence de la formation qu’ils recevront ainsi, comme le descendant des Acadiens dans la troisième scène québécienne ? Je crois même entendre par sa bouche certains de mes étudiants actuels, qui ne demandent pas plus de liberté, mais davantage de contraintes. Ils ont si peur de se perdre ! Mais c’est sans doute parce qu’on les a trop longtemps conduits comme de petits enfants et qu’ils n’ont encore presque aucune autonomie, surtout dans le domaine intellectuel. Pour juger de la chose, je veux me remettre dans la peau de l’étudiant québécien.

Je suis un peu étonné au début, je l’avoue. Je consulte les ordinateurs et je vois des quantités de cours sur mille sujets. Je crois surtout que j’en suis saisi de vertige comme les premières fois que je suis entré dans de grandes bibliothèques et que je parcourais les rayons, malheureux parce que je ne pouvais pas prendre à la fois tous les livres qui me paraissaient intéressants. Mon premier choix se ferait sûrement un peu au hasard. Mais peu à peu, je parlerais de mes expériences avec d’autres étudiants, avec des professeurs aussi, et je me fraierais ma voie, en somme comme je le fais bien également parmi les livres, quoique je ne songe même plus à les lire tous comme au début. Mais qui me garantirait que je ne me perds pas, que je fais les meilleurs choix ? Personne au départ, je l’avoue. Mais, rétrospectivement, quand je songe à mes propres études et que je me dis que les cours dont on me garantissait l’importance, c’étaient ceux qui figuraient à mon programme, je ne vois pas comment je pourrais choisir plus mal et me retrouver aussi souvent dans des cours ennuyeux et sans valeur. Ce genre de garantie donc, n’en parlons pas. De toute manière, les études en Québécie ne sont pas limitées dans le temps comme les nôtres, et elles ne se font pas dans le même sentiment d’urgence qu’on veut inculquer à nos étudiants. Je recommencerais bien mes études dans l’université québécienne, nul doute… et j’y perdrais bien moins de temps !

Oui, cette belle liberté des études, j’aimerais la vivre, comme étudiant et comme professeur. Mais je sais bien aussi qu’on ne peut pas passer sa vie à l’université, du moins que ce n’est pas possible pour tout le monde. Et nous avons besoin de nous assurer que les gens ont vraiment certaines connaissances et aptitudes auxquelles on puisse se fier raisonnablement. Sinon, qui s’aventurera chez le chirurgien ou laissera son auto au mécanicien ? Premièrement, je ne sais pas si ces professionnels seront formés à l’université comprise à la manière québécienne. Je la vois en tout cas plutôt comme une institution orientée vers la formation culturelle, intellectuelle et scientifique prise pour elle-même. Et comme même dans ces domaines, on peut désirer savoir si quelqu’un y possède vraiment certaines capacités, pour enseigner, par exemple, il faut encore des diplômes et des examens. Et je vois que l’université québécienne ne néglige pas cet aspect. Même, si les études, la recherche et l’enseignement y sont parfaitement libres, les examens sont par contre l’objet d’une organisation officielle. Cela paraît indispensable. Quoique, une fois engagé dans la pente de la rêverie et parcourant la vie libre que je pourrais avoir dans une telle université, j’ai commencé par refuser tout simplement l’idée d’examens. Chacun ne peut-il pas juger par lui-même de la valeur de ce qu’il apprend ? Et ce jugement ne suffit-il pas, tant qu’il ne s’agit pas de compétences professionnelles ? Et même dans ce dernier cas, la société ne saura-t-elle pas départager les meilleurs des moins bons ? Parfois, il me semble que les examens sont indispensables, surtout dans une société où les villes sont très grandes et où les gens voyagent beaucoup, si bien qu’il est difficile de connaître par une longue observation les gens avec qui on a affaire, comme dans les villages. Mais à d’autres moments, je me demande si leur nécessité n’est pas seulement liée à l’organisation spécifique de notre société, avec toutes ses contraintes et son caractère très impersonnel.

Je me rends compte que je vous écris en sachant que vous avez lu la Québécie, et que, plutôt que de développer l’idée de la forme plus précise que pourrait y prendre l’institution universitaire, j’ai donné mes raisons, souvent très subjectives, de désirer vivre dans une institution analogue à celle qui se trouve décrite dans cette utopie. Même, quand je me relis, je constate que je n’ai presque rien ajouté à cette description, alors que mon intention était justement de l’enrichir et de la préciser, étant donné qu’elle est très rapide dans le roman. Mais peut-être est-ce parce qu’il s’agit d’une institution extrêmement libre qu’elle donne réellement peu prise à la précision descriptive ? Et pourtant, il me semble bien être capable de me la représenter d’une certaine façon. En tout cas, je vois bien par exemple que là, il n’est pas possible d’imaginer des grèves de professeurs, puisqu’ils sont nécessairement leurs propres maîtres.

Si vous retenez cette lettre pour votre site, je vous laisse le choix du titre. Mais je tiens à rester anonyme.

Avec mes salutations cordiales

A.